Hervé Fridman honoré par la Fondation Jung pour sa carrière dédiée à l’immuno-oncologie

28/05/2025

Le 15 mai 2025 à Hambourg, la Fondation Jung a décerné sa médaille d’or pour la médecine au Professeur Hervé Fridman, en reconnaissance de ses contributions majeures dans le domaine de l’immuno-oncologie. Ce professeur émérite à l’Université Paris Cité (Centre de recherche des Cordeliers) est l’un des fondateurs de l’immunothérapie moderne, ses recherches pionnières ayant permis de comprendre l’importance du microenvironnement tumoral dans le contrôle de la réponse immunitaire.

Dès les années 1960, il démontre que les cellules immunitaires peuvent reconnaître les cellules tumorales chez les patients atteints de leucémie – un constat alors révolutionnaire. Chercheur visionnaire, il a été l’un des premiers à démontrer que la présence de cellules immunitaires dans les tumeurs n’était pas un simple phénomène secondaire, mais un élément déterminant de l’évolution du cancer et de la réponse aux traitements.
Lors de la cérémonie, le Professeur Fridman a prononcé une conférence intitulée « De la réponse immunitaire à la guérison : comment l’immunothérapie change la vie des patients atteints de cancer » (à revoir ici). Il y a souligné l’importance d’une approche élargie de l’étude du microenvironnement tumoral, tout en insistant sur le rôle essentiel des collaborations internationales et de la transmission du savoir aux jeunes chercheurs.

Dans l’entretien qu’il nous a accordé, quelques jours avant son départ pour Hambourg, il est revenu sur son parcours, les bouleversements apportés par l’immunothérapie et nous a partagé sa vision des défis scientifiques à venir.

À une époque où peu de chercheurs croyaient au rôle du système immunitaire dans le traitement du cancer, vous faisiez partie des pionniers. Aujourd’hui, si vous deviez miser sur un nouvel axe de recherche, lequel serait-il ?

Je peux vous dire sur quoi je travaille actuellement. C’est un sujet sur lequel nous avons un article en révision, donc j’espère qu’il aboutira bientôt. Il prolonge une réflexion que j’ai amorcée dans un livre intitulé Le système immunitaire, le cerveau mobile. J’y décrivais le système immunitaire comme un « cerveau mobile », capable, comme le cerveau, de reconnaissance, d’apprentissage et de mémoire. Il est présent partout dans l’organisme : dans les ganglions, le sang, la rate, les foyers infectieux ou tumoraux.

J’ai eu la chance, pendant ce demi-siècle, d’assister à l’émergence de l’immunologie moderne et à sa reconnaissance comme un grand système d’homéostasie à part entière impliqué dans toutes les pathologies d’une façon ou d’une autre. Celles qui sont évidentes, les maladies infectieuses et auto-immunes, puis on a découvert petit à petit qu’il joue également un rôle majeur dans le contrôle de ce qu’on peut appeler des maladies de système : les maladies neurodégénératives, l’obésité jusqu’au cancer.

Dans l’organisme, il existe deux autres grands systèmes d’homéostasie : le système endocrinien et le système nerveux central. Ce dernier, longtemps considéré comme « central », est en réalité aussi périphérique : il est présent dans tous les organes, y compris les tumeurs. Avec les outils du XXIe siècle, nous sommes capables d’analyser non seulement ces systèmes complexes de façon fine, mais également leurs interactions avec la pathologie. C’est cette complexité que nous devons explorer.
Pendant longtemps, on a regardé deux cellules, on a regardé, même en immunologie, un lymphocyte et une cellule tumorale, un neutrophile et une bactérie.

Aujourd’hui, je crois profondément que ce dialogue entre systèmes complexes va ouvrir des pistes insoupçonnées et transformer la pratique clinique.

Le profil immunitaire des patients semble aujourd’hui essentiel pour comprendre leur réponse aux traitements. Pensez-vous que cette stratification va devenir une étape incontournable dans les décisions thérapeutiques ?

Oui, je pense qu’à terme, on y viendra.
Pendant longtemps, la cancérologie s’est appuyée sur deux paradigmes : d’une part, chaque type de cancer a ses spécificités ; d’autre part, il faut agir sur la prolifération et la capacité métastatique des cellules tumorales. Mais depuis une quinzaine d’années, avec l’entrée de l’immunité dans le champ thérapeutique, un changement de paradigme s’impose.
Il ne s’agit plus seulement de s’intéresser aux cellules cancéreuses, mais de permettre au système immunitaire de jouer son rôle : le déverrouiller, le moduler pour qu’il contrôle la tumeur. Et cela peut être valable indépendamment du type histologique du cancer.
Un exemple clair est celui des cancers présentant des instabilités microsatellitaires (MSI), dues à des défauts des gènes de réparation de l’ADN. Ces défauts génèrent des néo-épitopes, reconnus par le système immunitaire. Dans les cancers du côlon MSI, traités par immunothérapie avant chirurgie, 100 % des patients répondent. Et on retrouve ces MSI dans d’autres localisations : estomac, col de l’utérus…
C’est pourquoi la FDA a validé ce premier marqueur prédictif de réponse à l’immunothérapie, indépendamment du type de cancer.

Et si on prend l’hypothèse — qui est celle des immunologistes, et en tout cas la mienne — que, au fond, guérir un cancer ne consiste pas seulement à détruire les cellules tumorales, mais aussi à induire une réponse immunitaire capable de contrôler les cellules résiduelles ou mutées, alors il devient crucial de savoir si cette réponse existe, de quel type elle est, comment l’activer, la moduler. Cela pourrait bien dépasser les classifications classiques par organe.
Un cancer du côlon peut, sur le plan immunitaire, ressembler à un cancer de l’estomac, et c’est ce type de profil qu’il faudra cibler, quel que soit l’organe d’origine.
Lorsque les technologies seront pleinement accessibles, cette stratification fera naturellement partie des décisions thérapeutiques. Et c’est déjà en train de changer : des approches non-invasives permettent désormais d’évaluer l’immunité sans avoir à retirer la tumeur, et l’intelligence artificielle couplée à l’imagerie pourra bientôt prédire le type de cancer, mais également son profil immunitaire et guider les traitements.
Je suis très admiratif et ouvert à toutes ces nouvelles technologies. 

Justement, avec l’essor de la bioinformatique et de l’intelligence artificielle, ces approches pluridisciplinaires bousculent peu à peu notre vision de la biologie et des traitements. Selon vous, comment ces outils pourraient-ils s’intégrer concrètement dans nos pratiques ? À quelles étapes pourraient-ils intervenir, notamment en lien avec la stratification des patients ?

C’est très difficile à prédire, puisqu’on est encore au balbutiement de tout ça. Mais il y a une rencontre nécessaire entre les disciplines. Par exemple, un spécialiste allemand de l’intelligence artificielle, Jakob Kather, a fait un très joli travail, dans lequel il montre qu’il pouvait prédire par IA les cancers du côlon MSI. Je lui ai demandé : « Sur la base de quoi ? » Il m’a répondu : « Je ne sais pas. »

Ils utilisent des millions de données, comme pour distinguer un chat d’un chien, et parviennent à des résultats, parce qu’en amont les biologistes auront dit : « Ça, c’est un MSI, ça, un MSS, un lymphocyte, un macrophage…» Et l’IA apprend à les reconnaître, mais sans vraiment comprendre ce qu’elle voit. En face, on a des biologistes, des imageurs, des cliniciens, qui savent ce qui fait sens, ce qu’est une organisation tissulaire, etc., mais qui ne maîtrisent pas encore ces outils complexes.

Il y a donc aujourd’hui un vrai dialogue qui s’installe entre ces deux communautés.

Et j’espère qu’on ne restera pas dans un simple : «Je ne sais pas comment ça marche, mais ça marche, donc je l’applique», mais qu’on ira vers : «Cet outil marche, il fait sens, et je peux l’améliorer.» Ainsi, face à une autre question, dans un autre cancer, on aura déjà une piste pour avancer.

Une des grandes limites aujourd’hui reste la résistance à l’immunothérapie, qu’elle soit primaire ou acquise. Comment la compréhension du micro-environnement pourrait-elle nous aider à mieux comprendre et à contourner ces résistances ? Quels pourraient être les leviers pour y parvenir ?

C’est vraiment le problème majeur, car même avec toutes les avancées, l’immunothérapie fonctionne dans 30 à 40 % des cancers seulement. Donc la majorité reste non-répondeuse. Il faut distinguer deux types de résistance : la résistance primaire, où le patient ne répond pas du tout ; la résistance secondaire, où il répond, puis rechute.
Ce sont deux questions qui vont nécessiter des approches différentes et qui sont déjà beaucoup étudiées.
Sur la résistance primaire, il y a plusieurs causes :

Les tumeurs froides, sans infiltrat immunitaire. Qu’est-ce que vous voulez réactiver s’il n’y a rien à réactiver ? Il n’y a pas de lymphocytes donc l’immunothérapie ne peut pas fonctionner. On essaie de contourner ça avec des stratégies comme les radiations pour induire des cassures de l’ADN, et créer des nouveaux antigènes; ce sont les chimiothérapies immunogéniques, ou les virus oncolytiques qui rendent la tumeur plus visible par le système immunitaire.
Les lymphocytes sont présents, mais ils sont inhibés. On connaît déjà les checkpoints immunitaires, mais il en existe d’autres, et des systèmes encore mal identifiés liés aux neurones, au système endocrinien, aux corticoïdes… Il faut comprendre, selon chaque contexte, ce qui bloque, afin de pouvoir lever ces freins.

L’accès physique à la tumeur. Par exemple, dans le cancer du pancréas, la tumeur est entourée de fibroblastes, ce qui rend même l’entrée d’une molécule de chimiothérapie difficile, alors un lymphocyte… Là aussi, il faut comprendre cette barrière et comment la contourner.

Donc, pour les résistances primaires, on a trois grands axes de travail : rendre les tumeurs immunogéniques, lever les freins fonctionnels, permettre l’accès du système immunitaire à la tumeur.

Sur la résistance secondaire, c’est encore plus complexe.
La tumeur a déjà été soumise à la pression immunitaire et a appris à s’en défendre — par exemple en supprimant l’expression des molécules HLA présentatrices d’antigènes. Elle devient donc invisible pour les lymphocytes. Il faut alors envisager d’autres types cellulaires, comme les cellules Natural Killer etc..
C’est ce qu’on appelle l’immuno-editing : le cancer évolue pour échapper à l’immunité. Et ces formes seront plus difficiles à traiter.

Et puis, il faut peut-être rester modeste. On ne guérira pas 100 % des cancers par l’immunothérapie. Pas plus que par les autres approches thérapeutiques.

Cela dit, les temps changent : aux Pays-Bas, si un mélanome est traité par ce qu’on appelle du néoadjuvant  — avant l’intervention chirurgicale, ce qui est une bonne façon de faire l’immunothérapie puisque tous les antigènes sont en place encore dans la tumeur — a une réponse complète, il n’y a même plus de chirurgie. Ce qui était impensable il y a peu

Enfin une frontière importante, ce sont les cancers dans les sanctuaires immunitaires comme le cerveau ou même dans un organe comme le foie — très particulier sur le plan immunitaire — dans lesquels l’immunothérapie ne sera sans doute pas la seule réponse.

Il faut donc bien comprendre ce qui se passe dans chaque contexte spécifique pour espérer progresser.

Vous avez occupé de nombreuses fonctions, créé et dirigé ce centre, des équipes, tout en continuant à faire de la recherche. Avec votre expérience, quel regard portez-vous aujourd’hui sur le métier de chercheur ? Et quels conseils aimeriez-vous transmettre aux jeunes chercheurs qui débutent dans ce parcours exigeant ?

Ce que je peux dire aux jeunes chercheurs,  c’est que notre métier est extraordinaire. Il est multiple, évolutif. Quand on commence sa carrière, on ne sait pas où elle nous mènera. En avançant, on change de méthodes, de sujets, de manière de penser, on évolue continuellement, on est constamment en éveil, en mouvement. A condition d’être extrêmement passionné pour le faire, parce que c’est un métier qui est extrêmement difficile.

On est constamment évalué, plus encore que les coureurs du Tour de France. Chaque subvention, chaque publication, chaque présentation dans un congrès est soumise à la critique. Publier dans Nature, c’est bien, mais ça ne garantit pas le papier suivant. On repart de zéro à chaque fois.

Donc, c’est un métier difficile, mais c’est un métier passionnant. Et ce centre, en particulier, a un vrai atout : sa multidisciplinarité. C’est quelque chose auquel j’ai tenu à sa création, et qui permet aux jeunes chercheurs d’interagir, d’apprendre, de ne pas se limiter à un seul sujet ou une seule approche. Le fait de pouvoir toucher à plusieurs choses, c’est ce qui rend la recherche vivante et intéressante et le centre me semble offrir tout ça aux jeunes.

Parmi toutes les étapes de votre parcours — qui est très singulier, y compris avant même votre entrée dans la recherche — est-ce qu’il y a une rencontre, scientifique ou non, qui a été particulièrement déterminante pour vous ?

Ce qui a fait ce que je suis, je dirais, ce sont deux éléments convergents.
Le premier, j’ai été en grande partie élevé par ma grand-mère, qui venait de son village d’Ukraine, et qui a vécu à Paris pendant une vingtaine d’années sans parler plus de quatre mots de français, mais qui avait une vision du présent et de l’avenir. Et qui m’avait dit : « Tu seras médecin », parce qu’au prochain pogrom, si tu as un commerce tu vas tout perdre, si tu es médecin, tu partiras n’importe où et tu pourras exercer ton métier.
Il n’y avait donc aucune discussion possible, je ne pouvais pas faire autre chose que de la médecine.

La deuxième rencontre, ça a été avec ce professeur de physiologie d’Harvard, grâce à l’ONG Save the Children — qui existe toujours d’ailleurs — dont le principe est de faire « adopter » un enfant orphelin — puisque c’était mon cas — pour l’accompagner afin qu’il puisse faire des études.
J’ai eu la chance d’être adopté par un  grand scientifique, il m’a invité chez lui, m’a emmené dans son laboratoire. C’est là que j’ai découvert qu’on pouvait faire non seulement de la médecine, mais aussi de la recherche.
Il m’a accompagné et m’envoyait régulièrement rencontrer des collaborateurs, des professeurs français, qui m’ont pris à leur tour sous leur protection et l’un d’entre eux, était Raoul Kourilsky et j’ai notamment travaillé avec son fils, François, chez Jean Dausset, qui a eu le prix Nobel.
Je me suis retrouvé dans un milieu qui était fantastique. En plus, j’ai rencontré celle que j’ai épousée par la suite. Tout était réuni. Ce sont ces rencontres-là, mais il y en a eu beaucoup d’autres…


Les lauréats 2025 :
– Pr Jörn Piel (Zurich), Pr Elena Conti (Munich) Prix Jung pour la médecine –
Pr Hervé Fridman (Paris) Médaille d’or Jung pour la médecine – Dr Benjamin Ruf (Tübingen) Prix Jung jeunes chercheurs

Quels sont encore aujourd’hui vos moteurs, vos combats ? Après un tel parcours, certains pourraient envisager de raccrocher la blouse… Qu’est-ce qui vous fait, vous, continuer ?

Ce qui me décourage parfois, ce sont surtout les lourdeurs administratives. Être émérite, c’est aussi se heurter à des règles très contraignantes. Heureusement, on trouve des solutions pour continuer à faire avancer les choses.
Mais ce qui me retient vraiment, c’est que la recherche continue d’avancer. J’ai travaillé cinquante ans pour voir les checkpoints arriver en clinique. En 1992, c’est mon laboratoire qui a décrit le motif ITIM (Immunotyrosine Inhibition Motif), et vingt ans plus tard, c’est devenu une réalité thérapeutique. Et là, je vais aller cultiver mon jardin ? Comment voulez-vous que je parte au moment où ce qu’on a semé commence à porter ses fruits ?
Et puis, il y a le plaisir d’être entouré de jeunes chercheurs, de 25 ou 30 ans. C’est une chance. Il n’y a pas beaucoup de métiers où un homme de 80 ans peut encore passer ses journées avec des jeunes passionnés. Ça, ça vous garde vivant.

Puis on est deux, ma femme Catherine a la même passion. Le matin on part ensemble et on partage cette aventure ensemble, ça change aussi beaucoup de choses. Faire un métier de chercheur quand sa femme fait le même métier dans la pièce d’à côté… forcément, ça change la manière de faire de la recherche. Ça ouvre beaucoup de possibles.

Aujourd’hui, vous recevez la médaille d’or de la Fondation Jung, qui vient saluer l’ensemble de vos contributions scientifiques. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

C’est toujours agréable de recevoir un prix. La médaille d’or, c’est la distinction qu’ils donnent à des gens d’un certain âge, disons… qui ont déjà un peu vécu. Quand j’ai regardé la liste des précédents lauréats — quelques prix Nobel, des présidents d’académies… — je me suis dit que c’était quand même un club assez select, donc ça me fait plaisir. Mes enfants ont d’ailleurs tenu à être là pour la remise. Mais je ne considère pas que c’est une étape ou un moteur.

Et puis ce prix, ce n’est pas que symbolique : il y a aussi un financement pour un jeune chercheur. C’est précieux, surtout aujourd’hui. Je trouverai quelqu’un à qui cela pourra vraiment servir.
Alors, il faut profiter de ces moments-là. On va tous bien s’habiller, écouter les discours… Ce sera une parenthèse plaisante. 

Cette distinction vient couronner le parcours d’un chercheur dont l’engagement a profondément influencé notre compréhension des mécanismes immunitaires dans le cancer. Une histoire scientifique qui continue de s’écrire, et dont nous avons hâte de suivre les prochains chapitres. Le CRC adresse ses plus chaleureuses félicitations au Pr Hervé Fridman.

Retrouvez le portrait vidéo d’Hervé Fridman réalisé par la Fondation Jung

Crédits photos : Eric Anders